Femmes de carrière au XXIe siècle

Elizabeth Plank, rédactrice principale chez Mic.com et considérée comme l’une des 30 jeunes les plus prometteurs du monde des médias par le magazine Forbes, était de passage à Montréal le 12 janvier dernier. À l’occasion de sa conférence à CREW M, une association qui a pour mission de promouvoir l’avancement des femmes dans le domaine de l’immobilier commercial, elle s’est entretenue avec Maude Lavoie, première directrice, Certification chez Richter, et Stéphanie Lincourt, également première directrice, Certification chez Richter et trésorière de CREW M. À l’ordre du jour : l’importance des réseaux de femmes d’affaires, les défis que doivent affronter les femmes qui font carrière, la conciliation travail-famille et la candidature d’Hillary Clinton.

Un groupe de gens d'affaires à une conférence

Quelle est aujourd’hui l’importance des réseaux de femmes d’affaires comme CREW M ou l’Effet A?

Stéphanie Lincourt (SL) : Ça fait maintenant six ans que je suis membre de CREW M et je siège au conseil d’administration depuis 2014. J’ai vraiment vu une lancée dans ma carrière : CREW M m’a propulsée sur le marché, m’a rendue plus crédible et m’a fait connaître les joueurs du milieu de l’immobilier commercial. J’ai créé des liens avec les femmes et les hommes qui sont membres de l’association et, maintenant, lorsque je vais dans des événements, j’ai des points de repère dans le milieu. C’est en quelque sorte une initiation qui aide à faire tomber les barrières de timidité. De plus, l’association n’est pas basée sur la compétition entre les membres, mais davantage sur des relations de mentorat entre femmes. Ces relations-là m’ont vraiment propulsée. Je ne me serais jamais portée candidate pour siéger au conseil d’administration si la présidente sortante ne m’avait pas encouragée en me disant : « C’est bon pour ta carrière, c’est bon pour Richter, mais en premier, c’est bon pour toi ». Par la suite, j’en ai parlé à Maude [Lavoie].

Maude Lavoie (ML) : Stéphanie m’a encouragée à me joindre à CREW M il y a quatre ans. Depuis la dernière année, je fais partie du comité Forums, le comité organisateur des événements de CREW M, ce qui m’a permis d’élargir mon réseau et de connaître les personnes qui siègent au conseil d’administration. Tu crées des liens qui te permettent de faire davantage ta place grâce à ton réseau. Cette année, j’ai également participé à l’Effet A, qui vise à promouvoir l’ambition professionnelle des femmes. Notre défi était de mettre sur pied un incubateur d’idées pour recréer un modèle de travail qui accélérerait l’accès des femmes à des postes de direction. Je suis une personne extrêmement timide, mais l’Effet A m’a aidé à m’affirmer davantage, à prendre ma place. Un exemple : j’avais le droit d’avoir un bureau fermé, mais je ne le prenais pas. Maintenant, je me suis dit que j’étais rendue à un moment dans ma carrière où avoir un bureau fermé était quelque chose d’important. La perception que les gens ont de moi a changé et ça m’a rendue plus crédible.

Elizabeth Plank (EP) : C’est beau de voir que toi, Maude, tu t’es fait encourager par Stéphanie, qui s’est fait encourager par quelqu’un d’autre. Je pense que c’est ça la beauté de ces réseaux : on sait ce que ça signifie être une femme qui n’a pas de réseau, ou qui peut manquer de confiance à l’occasion. À New York, j’ai été surprise de découvrir le réseau de femmes dans les médias et la technologie. Je me suis fait accueillir par des femmes dans la quarantaine, donc plus avancées que moi dans leur carrière, et qui m’ont donné beaucoup de conseils. J’ai l’impression que l’exemple du bureau fermé de Maude est une métaphore qui pourrait s’appliquer à beaucoup de choses. Pour moi, ça a été la première fois que je suis allée à la télévision. Je me disais qu’il y avait sûrement d’autres personnes mieux placées que moi pour jouer ce rôle. Une de mes mentors m’a dit alors : « Tu sais qui ne dirait jamais ça? Un homme! Vas y! ». L’idéal serait qu’on vive dans un monde où on n’aurait pas besoin de se faire pousser, mais aujourd’hui, ces réseaux de femmes sont indispensables.

Est-ce que le réseautage aujourd’hui est plus difficile pour les femmes?

SL : Qu’on le veuille ou non, lorsque tu arrives dans une réunion ou une rencontre avec un client, les hommes parlent souvent de sports. C’est plus difficile pour une femme d’intégrer la conversation qui mènera à une conversation d’affaires. Lorsque tu es avec un groupe de femmes, c’est plus facile de participer, parce que cette conversation va souvent porter sur des sujets plus aléatoires, comme un bulletin de nouvelles, par exemple. Quand tu peux ajouter quelque chose à la conversation dès le départ, ça change complètement la dynamique de réseautage.

ML : S’habituer à participer à ces conversations, ça ouvre des portes. Il y a encore parfois une culture des boys club en affaires, qu’il peut être difficile d’intégrer. Mais si tu ne prends pas ta place, tu rates des occasions.


Il y a encore parfois une culture des boys club en affaires, qu’il peut être difficile d’intégrer. Mais si tu ne prends pas ta place, tu rates des occasions.

EP : Ce que des femmes ont fait pour moi et qui m’a beaucoup aidé, ce sont les présentations. On peut parfois ressentir de la réticence à se mettre en valeur soi-même, alors que les hommes en ressentent peut-être moins. Aujourd’hui, j’essaie de le faire pour mes amies et de souligner leurs réussites lorsqu’on se retrouve en situation de réseautage. Se faire présenter aide tellement : les gens viennent te parler, te poser des questions et ça débouche beaucoup plus rapidement sur des conversations d’affaires.

SL : Ça revient un peu à la culture de mentorat et d’accompagnement dont je parlais chez CREW M. Tu développes un réseau de gens qui parlent de toi, de ce que tu fais, des occasions d’affaires. CREW M a à coeur le développement et le leadership chez ses membres et les plus anciennes aident à l’intégration des nouveaux membres. Après quelques événements, tu as un point de repère et ça te donne confiance en toi. Par la suite, le réseautage va de soi. CREW M a été un tournant dans ma carrière. J’ai établi une crédibilité dans le marché, j’ai développé un réseau solide et je reçois des conseils de mentors autant sur la gestion, le leadership, et plus encore. C’est très enrichissant!

EP : On peut également développer des réseaux d’entraide à l’intérieur du bureau. Chez Mic.com, on a créé une chaîne de courriels entre les femmes de la compagnie dans ce but-là, il y a deux ans. À cette époque, on n’avait pas de lieu fermé pour parler en privé et je me souviens qu’un jour j’ai pris l’ascenseur avec une collègue qui venait de commencer et elle avait les larmes aux yeux. Elle avait l’impression que lorsqu’elle parlait, personne ne l’écoutait et que ses idées étaient reprises par des collègues masculins sans qu’elle en ait le mérite. Je me suis rendu compte que je vivais la même chose qu’elle. On ne voulait pas laisser ce comportement s’implanter au bureau, donc on a organisé un souper entre femmes et une chaîne de courriels, afin d’avoir un lieu pour parler de ce genre de problèmes. Ça a provoqué des changements immédiats, parce qu’on a commencé à sensibiliser nos collègues et à se lever les unes pour les autres. Récemment, on a eu un accident avec un collègue qui avait un comportement inapproprié, et on s’est rendu compte que ça touchait plusieurs femmes au bureau. On a pu en discuter et trouver des solutions.

SL : On a également des initiatives au bureau pour promouvoir le leadership féminin. Les femmes associées organisent des événements ciblés pour le personnel féminin, ainsi que des groupes de discussion sur des sujets qui nous concernent.

Quels défis particuliers avez-vous eu à surmonter en tant que femmes dans le milieu des affaires?

SL : Recevoir des commentaires inappropriés. Au début, tu prends le tout à la légère, tu détournes les commentaires, mais à l’occasion, c’est déplacé. Comment gérer cette situation? Je crois que c’est important en tant que femme de ne pas se laisser prendre au jeu et de garder des limites professionnelles.

EP : La responsabilité incombe également aux hommes, qui doivent se demander : « Est-ce que je suis en train de mettre quelqu’un dans une situation inconfortable? » Pour moi, c’est devenu beaucoup plus facile quand j’ai eu un copain. Mais pourquoi? Parce que « j’appartiens » à un gars, on me laisse tranquille? J’aimerais être respectée peu importe avec qui je suis, pour qui je suis.

ML : Élizabeth, tu as parlé dans ta conférence de « sexisme positif » : se faire demander d’accomplir une tâche parce qu’on est une femme. C’est vrai qu’à première vue se faire demander de prendre les notes dans une réunion, supposément parce qu’on est meilleures, c’est flatteur. On ne va pas voir que c’est parce qu’on est une femme qu’on se le fait demander et que ça peut nous empêcher de participer activement à la conférence ou à la réunion. C’est vrai également pour d’autres tâches, comme réserver la salle ou le restaurant, organiser la documentation, etc. Il faut être conscient de ce phénomène pour refuser d’y prendre part. En règle générale, on est souvent notre pire ennemie. On a moins confiance en soi et on se questionne toujours, on se demande si on va être capable, alors qu’un homme va plus souvent foncer. Et on risque de manquer le bateau : pendant qu’on réfléchit, quelqu’un d’autre a déjà sauté sur l’occasion. Il faut apprendre à davantage se faire confiance.

Comment encourager l’accès des femmes aux postes de haute direction?

SL : Le cabinet [Richter] est très conscient qu’il faut plus de femmes associées, parce qu’elles apportent une vision différente de celle des hommes et que la différence est nécessaire pour accomplir de grands projets! Dans le milieu professionnel en général, que ce soit chez les avocats ou les comptables, au Canada ou aux États-Unis, on retrouve beaucoup de femmes au niveau de directrice ou de première directrice, mais relativement peu au niveau d’associée. Qu’est-ce qui les empêche de gravir cet échelon? Plusieurs se demandent si elles ont le goût de gérer ces responsabilités avec une famille. Pour encourager l’accès des femmes aux plus hauts postes, il faut accepter la différence, accepter qu’elles soient capables de la faire, mais dans le cadre d’un horaire différent. Cela signifie arrêter de regarder uniquement combien de temps elles ont été physiquement présentes au bureau et combien d’heures elles ont facturées et voir ce qu’elles apportent de différent dans la gestion, dans les interactions avec les clients, pour la visibilité de leur cabinet.

Dans le milieu professionnel en général, que ce soit chez les avocats ou les comptables, au Canada ou aux États-Unis, on retrouve beaucoup de femmes au niveau de directrice ou de première directrice, mais relativement peu au niveau d’associée. Qu’est-ce qui les empêche de gravir cet échelon?

ML : Est-ce que le client a été satisfait malgré que tu sois partie à 16 heures pour aller chercher le petit à la garderie ou pour une raison personnelle? As-tu toujours répondu aux demandes de tes collègues? Au-delà des horaires, si tu regardes le travail qu’on livre, tout le monde est satisfait.

EP : Il y a une étude en particulier qui montre que les femmes avec des enfants sont les employées qui sont vues le plus négativement, en comparaison avec les femmes sans enfants, les hommes sans enfants et les hommes avec enfants. Il y a une vraie discrimination qui se fait, parce que le même comportement va être perçu différemment. Par exemple, si un homme part plus tôt pour aller à la partie de baseball de son enfant, c’est un signe qu’il est un bon père. Mais si une mère doit le faire, il y a un risque très réel qu’on lui reproche de négliger ses dossiers. Pourtant, les femmes avec des enfants sont les meilleures employées, parce qu’elles sont très efficaces dans la gestion de leur temps.

ML : Récemment, j’ai une amie qui a eu une entrevue pour un emploi et qui s’est fait poser des questions personnelles : As-tu un conjoint? Veux-tu des enfants? Dans combien d’années? Bien sûr, un employeur n’a pas le droit de poser ce type de questions, mais mon amie était sous le choc et ne savait pas quoi répondre. C’est une forme très claire de discrimination. Est-ce que tu dis la vérité, ou est-ce que tu caches ton désir d’avoir des enfants?

EP : Ça me fait penser au débat sur la congélation d’ovules. De grosses entreprises aux États-Unis, comme Amazon ou Apple, donnent la possibilité aux femmes employées et cadres de congeler leurs ovules, pour pouvoir avoir des enfants plus tard. C’est un processus qui coûte jusqu’à 15 000 $. Au lieu de dépenser tout cet argent de cette manière, pourquoi ne pas l’utiliser pour créer des conditions favorables à la conciliation travail-famille, comme des garderies proches du milieu de travail?

Pour réussir leur carrière, les femmes d’aujourd’hui doivent-elles « agir comme des hommes »?

ML : Je pense qu’il faut qu’on prenne notre place et qu’on s’entraide entre nous, et de cette façon on va réussir à provoquer les changements qu’on désire. Sortir notre côté homme, ce n’est pas un rôle qu’on veut jouer. Il faut continuer à jouer le rôle qui est le nôtre et suivre nos valeurs.

SL : C’est très typique des femmes leaders de ne pas vouloir changer leurs valeurs fondamentales. Je veux m’améliorer, mais je ne veux pas changer mes valeurs pour devenir quelqu’un que je ne suis pas. Et peut-être que ça va retarder les femmes qui veulent aller au sommet, mais nous sommes un peu plus patientes et nous voulons y arriver de la bonne façon, avec nos valeurs et nos convictions.

EP : Je ne crois pas que les femmes devraient être plus comme les hommes, je pense que les hommes devraient être plus comme les femmes. Je crois qu’on a beaucoup de caractéristiques dont la société a besoin. C’est important de parler de confiance : dans des situations individuelles, de manière micro, ça fonctionne. Mais ça ne va pas régler le problème macro qui est : on a créé un monde d’hommes, pour les hommes et qui fonctionne pour les hommes, mais qui ne fonctionne pas pour nous et qui n’amène pas nécessairement des bénéfices pour toute la société. On n’a qu’à penser à la crise économique de 2008. On ne parle jamais de cette crise du point de vue du genre, mais ce sont des hommes qui nous ont mis dans cette situation et je me pose vraiment la question : si c’étaient des femmes qui avaient été dirigeantes de ces banques, est-ce qu’elles auraient pris les mêmes risques? Je ne pense pas.

On n’a qu’à penser à la crise économique de 2008. On ne parle jamais de cette crise du point de vue du genre, mais ce sont des hommes qui nous ont mis dans cette situation et je me pose vraiment la question : si c’étaient des femmes qui avaient été dirigeantes de ces banques, est-ce qu’elles auraient pris les mêmes risques?

 

SL : Avant tout, il faut valoriser la diversité, parce que la diversité enrichit un milieu de travail. Mais pour ça, il faut accepter la différence, ce qui n’est pas inné : dès l’école, on nous élève selon un modèle de succès. Il faut utiliser les forces de chacun et les faire ressortir. Bien sûr, c’est idéaliste : le vrai défi est de mettre cette idée en pratique dans nos milieux de travail.

Est-ce que la candidature d’Hillary Clinton à la présidence des États-Unis peut avoir un impact sur la place des femmes dans la société?

EP : Absolument! Si on pense aux huit dernières années, on voit que la présidence de Barack Obama a créé beaucoup d’intérêt autour du racisme et de l’injustice raciale aux États-Unis. On a tous vu des photos de petits garçons afro-américains qui rencontrent le président avec des yeux émerveillés. Moi, ça me donne la chair de poule. Je crois que de voir tous les jours à la télévision que le leader d’un pays comme les États-Unis est noir influence profondément la perception des gens. Et la perception, c’est la réalité. En même temps, la course à l’investiture actuelle nous permet de voir comment on traite les femmes en politique dans les médias. On traite Hillary Clinton mieux que lors de la campagne de 2008, mais il y a encore du sexisme. Il y a encore des gens qui ne voteront pas pour elle simplement parce que c’est une femme.